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L’enseignement du C.I.R.E.A. était divisé en de multiples sections. Chacune d’elles concernait l’application de la science atomique à un des domaines de la vie humaine, vie individuelle et vie sociale.

C’est ainsi que les professeurs de l’école maternelle apprenaient à lire à leurs élèves en une journée, en leur faisant avaler un alphabet en chocolat radioactif, dont l’image se gravait à jamais dans leur gros intestin, lequel, en l’occurrence, faisait office de cerveau. Cela n’alla pas sans quelques maladresses au début. Les premiers alphabets radioactifs avaient fabriqué toute une classe de ventriloques, et un pétomane virtuose, sans compter les enfants à qui il avait tout simplement donné la colique. De même, le professeur Christian Say, maître d’écriture, avait dû renoncer à mettre en usage le stylo automatique qu’il avait inventé. Ce stylo, chargé d’encre au phosphore irradiant, recevait directement l’impulsion du phosphore cervical de qui le tenait en main et traduisait sa pensée sans que fût nécessaire l’intervention de sa volonté. Après en avoir fabriqué un prototype, le professeur Say l’essaya lui-même. Au bout de quelques lignes, ses cheveux se dressèrent d’horreur. Ce que le stylo venait d’écrire, il n’aurait pas pu le montrer même à son confesseur…

Mais c’étaient là les errements inséparables des premières expérimentations. Un échec amenait aussitôt une amélioration, un progrès. La science atomique allait de l’avant à pas de géant, et trouvait chaque jour des applications nouvelles.

Aline fut priée de choisir une section à sa convenance. Parce qu’elle aimait les bêtes, et que dans son existence de petite Parisienne elle n’avait pas eu beaucoup d’occasions d’en approcher, elle se décida pour la section J-23’. C’était l’agriculture. Paul choisit la même.

Ils s’asseyaient l’un à côté de l’autre sur le même banc pneumatique de l’amphi. Tandis que sur le tableau sombre les gestes du professeur ou d’un étudiant faisaient s’inscrire en signes lumineux les formules de radio-chimie, Paul regardait le blanc profil d’Aline, son nez droit et fin, le petit ovale d’ombre de sa narine et les lèvres qui au-dessous s’avançaient comme un cœur couché, et le grand œil noir, si grand, si allongé vers la tempe qu’il lui semblait presque le voir de face, comme dans les peintures égyptiennes.

Aline, dans l’espoir de paraître plus femme, avait tiré ses cheveux en hauteur, et les avait disposés en un embryon de chignon qui ressemblait plutôt à un petit buisson. Et Paul découvrait pour la première fois le creux de la nuque où se nichait un frisottis d’ombre, la fragilité enfantine du cou, et l’oreille de porcelaine rose, grande comme un de ces biscuits sans poids que les dames papotantes grignotent en buvant de minuscules tasses de café fort.

De temps en temps Aline se tournait vers lui, lui montrait ses deux yeux à la fois et la mince lumière de ses dents en un sourire.

Les progrès dans la culture des légumes étaient très poussés et les poireaux, que les élèves de la section J-23’ nourrissaient d’engrais moléculaire et arrosaient d’eau lourde quadruple, atteignaient déjà la taille de bouleaux moyens. La plus belle laitue du jardin était haute comme un chêne de cinquante ans, et l’unique radis rose sortait de terre jusqu’au niveau du deuxième étage. Devant ces monstres, Aline avait éprouvé plus d’horreur que d’admiration. Mais son cœur avait failli s’arrêter de joie la première fois où elle était entrée dans le jardin des fleurs.

C’était à son septième jour d’école. Sous la conduite du jardinier atomique, une trentaine d’étudiants s’embarquèrent dans un des hélicoptères de la section, pour aller effectuer deux heures de travaux pratiques de culture florale. Le jardin fleuri se trouvait en pleine forêt, dans la clairière, à cinq minutes de vol de Moontown.

L’appareil quitta le balcon, s’éleva, fila comme une balle au-dessus des arbres, freina en quelques secondes et s’immobilisa. Devant lui, en plein ciel, infiniment loin au-dessus de la voûte de la forêt, seule au sommet d’une tige démesurée dont l’extrémité inférieure s’enfonçait dans la croûte des arbres, s’épanouissait, telle une montagne de blancheur, une fleur de lys.

Aline, la bouche ouverte, enfonçait ses ongles dans la main de Paul.

Le jardinier colla son nez à la paroi de plastec.

— Le pollen n’est pas encore mûr, dit-il.

L’hélicoptère, déjà, plongeait vers un bourgeonnement multicolore qui tranchait sur le vert de la forêt comme un massif de fleurs sur un tapis de gazon.

Il se posa au milieu d’une large allée de gravier, à l’ombre d’un plant de violettes.

— Prenez vos molémoteurs, dit le jardinier. Vous avez à faire cet après-midi un exercice de fécondation.

Garçons et filles, qui étaient tous en combinaison verte à poche ventrale, endossèrent leur appareil de vol individuel avant de sortir de l’hélicoptère.

— Vous, les deux nouveaux, ajouta le chef de travaux, vous pouvez vous contenter pour aujourd’hui d’une visite du jardin. Prenez des notes…

Comme un vol d’abeilles, les étudiants et le maître s’envolèrent vers les corolles géantes. Ils saisissaient à deux mains les grains de pollen gros comme des melons et les fixaient sur les pistils à l’aide de larges bandes de chatterton.

Aline, les yeux exorbités, regardait droit devant elle. Au bout de l’allée de violettes, un rosier rampant étalait autour de ses troncs tordus des feuilles larges comme des toitures et d’inimaginables roses d’or au cœur de sang.

Oubliant qu’elle aurait pu y voler, Aline courut vers l’arbre, suivie de Paul. Elle s’arrêta, la tête levée. Au-dessus d’elle, à quelques mètres à peine, une rose lui cachait le ciel. Avant que Paul eût pu la retenir, Aline s’élança vers la tige, se hissa d’une épine à l’autre au risque de s’éventrer, atteignit la fleur, y grimpa, se coucha à plat ventre sur l’ourlet d’un pétale et plongea la tête dans l’ombre de pourpre, narines et bouche ouvertes pour mieux boire le parfum de la fleur miraculeuse.

La rose sentait l’ozone.

Aline s’appuya sur l’épaule de Paul, qui l’avait rejointe, et se mit à pleurer.

Ils redescendirent et s’endormirent blottis l’un contre l’autre, sous une feuille de pissenlit.

Le diable l’emporte
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